L’aspirine peut-elle protéger du cancer ?
Prise à faible dose de manière régulière et prolongée, l’aspirine pourrait jouer un rôle préventif dans l’apparition de certains cancers. Il pourrait même diminuer le risque de récidives dans certains cas. Alors faut-il prendre tous les jours un peu de ce médicament ? Le point avec le Pr. Pierre Michel du CHU de Rouen et le Pr. Jean-Baptiste Bachet du CHU La Pitié Salpêtrière.
L’aspirine en prévention de l’apparition de certains cancers
Dans le monde entier, plusieurs études ont souligné un lien entre la prise d’aspirine à faible dose et de manière prolongée, et la baisse de la survenue de certains cancers. En 2011, une étude britannique1 portant sur 850 porteurs du syndrome de Lynch (une affection génétique qui expose à un risque important de cancer colorectal) démontrait que la prise quotidienne de 600 mg d’aspirine pendant deux ans réduisait le risque de développer un cancer colorectal de 30 %.
En 2017, une étude portant sur 57 000 femmes suggérait qu’une dose de 81 mg d’aspirine 3 fois par semaine réduirait de 16 % le risque de développer un cancer du sein2.
"De manière générale, des bénéfices semblent exister pour les cancers de type adénocarcinome, c’est-à-dire des cancers qui démarrent à partir des tissus de muqueuses comme le côlon, le sein ou l’estomac", explique le Pr. Pierre Michel, Chef de service d’Hépato-Gastroentérologie du CHU de Rouen.
L’aspirine pour diminuer le risque de récidives
D’autres études se sont intéressées au lien entre l’aspirine et la diminution des récidives de certains cancers. Une étude publiée en 2010 portant 4 164 femmes a ainsi mis en évidence que la consommation d’aspirine deux à cinq jours par semaine après diagnostic était associée à une réduction du risque de décès par cancer du sein de 71 %, et de 64 % pour une prise de 6 à 7 jours par semaine3. Une baisse était aussi observée pour le risque de récidive à distance : 60 % pour une prise 2 à 5 jours par semaine et 43 % pour une prise de 6 à 7 jours. Toutes ces femmes prenaient de l’aspirine en prévention des infarctus et risques d’AVC.
Une autre étude basée sur les données de 1 300 personnes atteintes de cancer colorectal, et publiée en 2005 a démontré que 15 % des 549 participants qui prenaient régulièrement de l'aspirine après le diagnostic étaient décédés de leur cancer colorectal contre 19 % pour ceux qui n’en prenaient pas4.
Aucune conclusion à l’heure actuelle
Si ces résultats et ceux d’autres études5-11 semblent encourageants, les scientifiques sont loin d’en tirer des conclusions définitives. A Rouen, le Pr. Michel mène actuellement une étude prospective randomisée en double aveugle (on suit deux groupes de patients identiques à qui on donne un médicament ou un placebo – comprimé inactif – sans que le patient ou le médecin ne sache le contenu du comprimé) auprès de patients opérés d’un certain type de cancer (qui ne concerne que 15 % des personnes atteintes d’un cancer du colon). "L’idée est de donner de l’aspirine à une partie des patients, et un placebo à l’autre. Il n’y a que de cette façon que l’on peut réellement analyser l’impact de l’aspirine. Jusqu’à présent, certaines études ont démontré des résultats très positifs, mais d’autres n’ont absolument pas corroboré cette thèse", nous explique-t-il.
Ce type de travaux est d’autant plus important que la plupart des études citées précédemment sont basées sur des données récoltées rétrospectivement (et donc basés sur les déclarations/les souvenirs des patients), et dont le premier objectif n’était pas d’étudier l’impact de l’aspirine sur le cancer. De ce fait, de nombreux biais peuvent fausser les résultats, car bien d’autres facteurs entrent en compte comme le suivi médical rapproché de cette population qui pourrait expliquer une baisse de la survenue ou de la récidive de certains cancers. "C’est pourquoi, à l’heure actuelle, il n’y a aucune recommandation publique en faveur de la prévention du cancer par l’aspirine. Nous avons besoin de nouveaux résultats dans des études randomisées pour pouvoir avancer sur le sujet", confirme le Pr. Jean-Baptiste Bachet du service d’hépato-gastro-entérologie de la Pitié Salpêtrière.
Les mécanismes d’action de l’aspirine encore peu connus
L’aspirine a beau être un médicament très ancien, on connaît encore mal son mécanisme d’action, ce qui complique encore plus la tâche des chercheurs et nécessite de poursuivre les investigations. Toutefois, plusieurs pistes sont avancées pour expliquer l’impact positif présupposé de l’aspirine.
L’un des bénéfices pourrait résider dans le soutien de l’aspirine aux mécanismes de réparation de l’ADN. En effet, notre ADN est copié dans chacune de nos cellules, mais il arrive parfois que des erreurs surviennent. Le corps dispose de mécanismes de protection permettant de déceler ces anomalies et les corriger. Mais parfois, certaines anomalies parviennent à tromper la vigilance de notre corps : la cellule fille n’est alors plus la copie conforme de la cellule mère. "Le problème survient lorsque les erreurs se multiplient et que le système n’arrive plus à les corriger. A terme, elles finissent par se transformer en cellules cancéreuses. L’une des fonctions de l’aspirine serait de soutenir le mécanisme de réparation, ce qui expliquerait son impact sur le côté préventif", nous explique le Pr. Michel.
Quant aux résultats encourageants de l’aspirine pour le volet des récidives, ils résideraient dans l’aspect antiplaquettaire du médicament. "Les cellules tumorales aiment se lover dans les caillots de sang qui forment des niches. Le côté antiplaquettaire de l’aspirine empêche la formation de ces caillots. Mais encore une fois, il ne s’agit que d’hypothèses", poursuit le chef de service.
En conclusion : pas d’automédication !
Prendre de l’aspirine, même à faible dose, n’est pas dénué de dangers. En début de traitement, l’aspirine peut générer des hémorragies du tube digestif (ulcères). Peu fréquentes mais possiblement fatales, des hémorragies cérébrales peuvent aussi survenir c’est pourquoi il convient de bien mesurer la balance bénéfices-risques. "Ces risques inhérents à l’aspirine sont d’autant plus élevés que l’on prend de fortes doses, ce qui est d’ailleurs inutile puisque les résultats dont on dispose actuellement suggèrent qu’une dose de 100 mg/jour serait suffisante. A priori, prendre de l’aspirine en prévention ne concernera donc jamais monsieur et madame tout le monde, mais un public très ciblé avec, par exemple, un risque important de développer un cancer en raison d’antécédents familiaux", conclut le Pr. Michel.
*Le syndrome de Lynch désigne le cancer colorectal héréditaire sans polypose (ou HNPCC pour hereditary non-polyposis colorectal cancer)